Le feu sous la glace
La maison d'édition Christian Bourgeois ressort en France Meurtriers sans Visage, premier volet de la chronique d'une Suède ordinaire par Henning Mankell, auteur de polars atypique s'il en est.
Péninsule aux côtes écorchées par une mer glaciale, la Scanie, semble vouloir tirer la Suède vers le sud. Le calme en apparence ; l'immuabilité de la campagne et des petites villes, loin du bruit de Stockholm mais pourtant à vingt minutes de ferry de Copenhague. Un vieux paysan se réveille en pleine nuit. L'instinct de la terre, cette terre qui lui déchire les mains et lui brise le dos depuis cinquante ans, ne le trompe pas : quelque chose s'est passé, ou plutôt ne s'est pas passé. La jument est trop silencieuse. Le carreau de cuisine de la ferme voisine est cassé. Le spectacle qu'il découvre, cet « abattoir humain », fait oublier à l'homme le vent de janvier qui lui glace les os. Quelques dizaines de minutes plus tard à Ystad, l'inspecteur Kurt Wallander est réveillé. Le personnage clé de l'œuvre de Henning Mankell avec lui.
Pour ceux, tributaires des traductions, qui ont lu dans le désordre l'œuvre policière du romancier suédois, Meurtriers sans Visage semble le prologue évident d'une série magistrale de neufs romans noirs. Les dés sont jetés : le divorce qui va hanter Wallander de longues années, la maladie de son collègue et maître à penser Rydberg et, surtout, le sentiment que derrière le miroir lisse de la société suédoise gronde une furie à laquelle on n'ose encore donner le qualificatif d'humaine. Mankell aime à dire que « Meurtriers sans Visage » est né après un exil volontaire de Suède long de dix-huit mois. A son retour, quelque chose avait imperceptiblement changé. Le modèle suédois fait d'équilibre et de tolérance dans lequel aimait à se projeter l'Europe était définitivement mort, l'Etat providence était mort.
Sans doute depuis le tandem formé par Maj Sjowall et Per Wahloo, le roman policier suédois n'avait-t-il suscité en Europe et ailleurs une telle ferveur. Chacun des livres de Mankell se vendent à près de deux millions d'exemplaires et, succès oblige, sont adaptés pour la télévision. On ne compte plus les fan clubs Kurt Wallander en Suède et en Allemagne.
Henning Mankell explique cet engouement par l'humanité terne et obstinée de son héros. Celle des meurtriers qu'il poursuit est aussi fascinante. A cet égard pourtant, Meurtriers sans Visage n'est pas représentatif des autres romans : les hommes qui y tuent ne sont habités d'aucun vertige métaphysique. La violence mise à part, rien n'ébranle le lecteur dans ce meurtre par trop vénal.
C'est que Mankell savait ce qu'il faisait : poser les jalons, mettre en place les éléments d'une scénographie, que l'homme de théâtre qu'il est également, voulait prévoir à la dimension, non du livre, mais de l'œuvre. Ce n'est sans doute pas par hasard si le romancier voit dans « Macbeth » le plus beau crime littéraire. Il y a chez les meurtriers de Mankell une humanité déchirante et terrifiante, faite de désespoir et de mystère, entraînée par un monde d'où la justice morale a disparu. Un monde où la vengeance des faibles (Les Morts de la Saint Jean), des mères et des épouses (La Cinquième Femme) et des enfants (Le Guerrier Solitaire) est terrible.
A y regarder de loin, mais aussi de plus près, les romans de Mankell sont aux antipodes du polar américain et du whodunnit. D'abord la figure de Wallander, presque hiératique tant elle est banale. Un homme dont on fait la connaissance à 42 ans, divorcé de sa vie d'homme, tendu vers un seul but : l'oubli de soi. Et vers cette question lancinante : comment continuer à être flic sans y abandonner ses dernières forces ? L'homme n'est pas particulièrement sympathique. Il n'a rien de commun avec un Harry Bosch à la classe féline et discrètement anar. Son arme est si bien rangée dans son tiroir du commissariat d'Ystad qu'il en oublie souvent de la prendre. Seulement cette petite faiblesse pour le whisky peut être. Un chien de garde dont les quelques kilos en trop lui vaudront un diabète, souvent pitoyable dans son obstination.
Mais surtout, le diamant brut de l'œuvre, c'est le magnifique et misérable théâtre naturaliste conçu par Mankell, auquel atmosphère et construction narrative apportent leur matière unique.
Au cœur de cette matière, la vie familiale de Wallander : une fille perdue à reconquérir, incarnation d'une jeunesse qu'il ne comprend plus et un vieux père artiste dont l'Alzheimer agressif ne l'empêche pas de continuer à peindre le même et, en apparence, inexorable paysage. On ne peut s'empêcher de voir dans la longue maladie puis la disparition du père, une autre métaphore suédoise : la fin d'une époque de certitudes, le début d'un autre âge où les enfants deviennent les parents de leurs parents avant de les porter en terre.
Autour du noyau Wallander, le petit commissariat, ses tracasseries administratives et ses affaires qui ne finissent plus d'en finir, comme ce trafic de voitures volées qui court en filigrane sur plusieurs romans. Des hommes et des femmes confrontés au manque d'effectifs, à la grippe, aux problèmes de garde d'enfants et au climat violemment contrasté de la péninsule suédoise.
Aux alentours, rien de beaucoup plus réjouissant : des frontières passoires au travers desquelles se déverse, pour le meilleur et pour le pire, tout le malheur du monde, des élites pornographes, un embryon de milice armée et des médias anthropophages. Et, perdu au détour de ces petites routes de Scanie, un tueur fou, homme ou femme, qu'il faut arrêter.
Inlassablement, Mankell a tissé cette toile de fond, faite de routine et d'effroyables explosions de violence. Véritable obsédé du temps, il lui laisse faire son travail, notant avec une précision monomane les dates et les heures. Souvent, avant de prendre son rythme, la narration s'ouvre brutalement sur un hallucinant prologue dont la victime expiatoire n'est que la première d'une longue série. Ce n'est qu'ensuite, la lenteur septentrionale enfin conquise, que le récit, jouant sur les regards subjectifs du meurtrier et de Wallander, prend toute sa force.
Ce sont deux logiques, celle du tueur et celle du policier qui s'affrontent, deux ritualismes qui s'acharnent, l'un à détruire, l'autre à protéger. Et au déchaînement du premier s'oppose les armes les plus estimables du second : la résistance de sa pensée et la volonté de trouver un sens à cette folie. Et même alors que la raison triomphe, éreintée de cette longue course, demeurent encore parfois le mystère du mal et l'étourdissement des incertitudes.