critique de Le Caïman
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Le long métrage adopte également des voies multidimensionnelles lorsqu'il emprunte à la télévision (fille putative du Cavaliere) sa narration hachée ou elliptique pour accompagner la lecture du scénario tout en ayant recours lors de la mise en image aux effets amplificateurs des séries B (frontalité, ralentis, répétitions…). Afin de relier les différents régimes stylistiques se phagocytant les uns les autres (irruption du Voyage De Chihiro plein cadre, les deux tournages successifs du Caïman, les anciens films de Bruno, les contes imaginaires du coucher…) - sans compter une partition musicale oscillant d'écrin duveteux à requiem effrayant avec la montée de l'extrémisme - Moretti choisit de s'ancrer sur les visages, seules pièces inamovibles dans le naufrage avec un bassin vétuste, plaies béantes à ciel ouvert. Comme à l'accoutumée, l'artiste excelle dans le défrichement des vicissitudes intimes et sa peinture de la déconfiture paternelle est littéralement émouvante. Ereinté par ses échecs à répétition, les trahisons ou le délitement de sa virilité (perdant jusqu'à l'apanage sportif en manquant le premier véritable match de football de sa progéniture), Bruno s'enfonce dans le chaos mais avec un détachement coupable. Le final de son emblématique Cataractes - introduction ironique de l'amaurose - mettait en scène un mariage bolchevique tournant court : entre comédie et drame un être apolitique émerge. L'intelligence du réalisateur est - sauf pour le final - de ne pas stigmatiser ses contemporains, artisans discrets essayant de poursuivre leurs idéaux et de lutter contre la dictature dans leurs branches respectives, ici le cinéma d'auteur. Et la conclusion rhétorique et civique de tomber, il faut parfois oublier ses illusions (créatives ou matrimoniales) pour administrer à force de compromis. A travers cette histoire fragmentée imposant la circulation comme antidote à l'exagération ou à la caricature, le cinéaste entend démonter les évolutions d'une caste politique corrompue, au bord du gouffre. Par la mise en abîme du despote ou de ses odieux propos (trois acteurs différents interprètent Berlusconi) c'est bien la reptation et la transmission des idéologies totalitaires infâmes (de droite comme de gauche) qui se voit brocardée. Soutenant ces louables aspirations, un père égaré (orientations sexuelles, banquiers insistants, émancipation féminine ou disparition de la probité de sa profession), miroir désenchanté d'un pays en plein marasme, conscient de la déroute ambiante mais sans réelle volonté de l'endiguer. A ce titre la scène du concert est saisissante, car Bruno décide de faire face, sans honte, à sa condition en se levant et en demandant des réponses à sa moitié sans tenir compte de l'inertie de la foule. Cette fracture entre les deux vestiges inaliénables de la famille et de la société fragilise jusqu'au film lui-même car après un ballet routier qui brossait une embellie de leur complicité le voici qui échoue en bout de course à rapprocher le quotidien d'un fantassin avec une guerre civile larvée. Péché d'orgueil de l'auteur qui campe un Berlusconi moins terrifiant que celui qui hantait la psyché de Bruno - frontalité pourtant analogue de l'objectif - et plus stéréotypé dans son soliloque laborieux. Malgré ces dernières minutes à l'invective tendancieuse ayant le mérite de rappeler la nécessité d'une veille constante du citoyen (quitte à ressasser ce que tout le monde sait déjà) pour préserver ses prérogatives (droits et devoirs), persiste un film fluide et attachant confirmant la vitalité du cinéma de Moretti et la présence ineffable de la frêle Jasmine Trinca.
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