critique de Le Soleil
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Avec Hiro-Hito, empereur d'un Japon défait sur lequel soufflent les vents noirs du carnage atomique, Sokourov trouve la figure rêvée et littérale de son cinéma. En décrivant les quelques jours entourant la capitulation du pays, le cinéaste élude sciemment ces faits historiques qui ne traversent le film que comme les échos lointains et radiophoniques du fracas des nations, et préfère filmer la présence étrange, toujours déplacée, d'un petit être embarrassé de son uniforme comme de sa nature divine. C'est un corps fragile qu'il nous donne à voir, silhouette rongée de solitude spectrale en même temps que chargée des affects de tout son peuple, par où passe une tension physique que traduit cette mécanique déréglée de la mâchoire, bouche ânonnant des mots silencieux, lèvres ouvertes pour happer l'air, tel un poisson hors de l'eau. L'analogie n'est pas innocente tant la première partie du film nous plonge dans un aquarium sombre, bunker dont Hiro Hito s'échappe à peine le temps de s'abandonner à sa passion pour quelque créature marine. Sokourov pousse ici à l'extrême une esthétique picturale où la mise en plan s'intègre dans cet espace volontairement bi-dimensionnel qu'il avait initié dès Mère et fils. C'est que la place assignée à l'Empereur par son peuple ne peut être que celle d'une figure dans un tableau sans perspective. Et tous les couloirs ne semblent mener que là, sur une toile presque vide hantée par une silhouette bord cadre. Comment ne pas y étouffer? Dès lors, dans cet aplat cuivré où les déplacements semblent buter sur de purs effets de surface, tout l'enjeu revient à retrouver de la profondeur, c'est-à-dire un peu de cette chair du monde. Et il faudra le temps d'une séquence sidérante, séquence de cauchemar où les brûlures du pays se mêlent magiquement à la fluidité de l'aquarium, pour qu'un corps tourmenté s'ouvre enfin aux flux patelin de la vie. Le coeur battant du film se tient alors là, dans la magie de ces scènes presque enfantines où une figure historique et divine s'invente une humanité et devient cet idiot magnifique à la démarche maladroite et doucement chaplinesque aux yeux des Américains. Ceux-là restent insensibles à la présence nue des choses qu'ils achèteront tôt ou tard. Ouvrir une porte, éteindre des bougies, s'asseoir en face à face sans buter contre son interlocuteur, étreindre avec bonheur sa compagne, voilà tout le programme d'un film où un homme se réveille du songe grave de l'histoire, en même temps que s'ouvre une profondeur de champ derrière lui, cette pièce allumée où l'attendent les enfants et où s'ébroue le monde tout simplement. Sokourov est grand.
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