S-21, la machine de mort Khmer rouge
Réalisé par Rithy Panh
Avec : Prum Mesar, Rithy Panh, Marc Marder, Cambodge
Scénario : Rithy Panh
Durée : 1:41
Pays : France
Année : 2003
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Cambodge : pays en pleine mutation, ouvert aux quatre vents du tourisme depuis peu. Pourtant, si on s'émerveille devant la magie des temples d'Angkor, nulle beauté de cette civilisation ancestrale ne peut effacer de la mémoire les atrocités de sa période la plus trouble : le règne des Khmers rouges, arrivés au pouvoir en 1975. Aujourd'hui encore, lorsque l'étranger en vacances traîne ses guêtres à Phnom Penh, il peut lire, non sans malaise, le poids du passé sur les visages, la souffrance et les cicatrices à peine masquées par le légendaire sourire du peuple Khmer. Dans son documentaire, S-21, la machine de mort Khmère rouge, Rithy Panh montre le fruit de trois années de travail dont le but consistait à confronter les témoignages des survivants et celui de leurs bourreaux. Terrifiant.
S-21, c'est le petit nom de Tuol Sleng, école reconvertie en prison, en plein cœur de la capitale du Cambodge, Phnom Penh. Lieu d'éducation symboliquement transformé en lieu de mort. C'est dans ce centre de torture encore hanté par ses fantômes, aujourd'hui un musée du génocide (environ deux millions de morts sous le régime des Khmers rouges), que le réalisateur a convaincu tortionnaires et victimes de se rencontrer, pour confronter les mémoires individuelles et bâtir une mémoire collective.
S-21 en chiffres, c'est 17 000 morts entre 1975 et 1979. Filmé essentiellement dans les murs de la prison, le documentaire s'attache à réveiller par la prise de parole les souvenirs. Ce qui frappe d'emblée, c'est l'effroyable pouvoir évocateur des témoignages. Nulle image d'archive sur le fonctionnement du centre. Que des ustensiles, des documents administratifs et des photos que manipulent ceux qui ont vécu cette période. Autant de preuves qui les confrontent à leurs propres contradictions et les aident à délier la langue. Un cahier d'aveux glace autant le sang qu'un document audiovisuel : un témoin raconte comment, pour que stoppe la torture, il a donné sans réfléchir des dizaines de noms. « Imaginez que chacune des personnes dénoncées donnent à leur tour 50 ou 60 noms de soi disant ennemis du parti. En deux ou trois ans, c'est tout le pays qu'il faudrait enfermer. ». Les noms se succèdent au gré des pages. Tout aussi édifiant, le registre des maladies : les causes de décès se ressemblent toutes. « Douleurs à la poitrine, épuisement ; douleurs au ventre, épuisement ; dysenterie ; torture, épuisement ».
L'horreur des listes, mais également l'horreur des gestes. Parce que la mémoire du corps ne ment pas. Au cours de longs plans-séquences, les anciens gardiens restituent les gestes du quotidien. Mécanique froide, implacable. Tels des automates, ou des acteurs connaissant sur le bout des lèvres leur texte, jouant à merveille leur personnage, ils miment les coups donnés aux détenus, la façon de leur bander les yeux, de leur ôter les menottes, récitent les ordres et les menaces proférées. Seuls accessoires à ces scènes : une boîte destinée aux besoins, un bol pour le bouillon… Dans les salles aujourd'hui vides, l'imagination achève le travail évocateur de ces scènes. Apparaissent alors dans l'esprit du spectateur tous ces corps couchés au pied des bourreaux, souffrant en silence, tus par la peur. Etonnant de constater à l'écran comment le réalisateur a gagné la confiance de ces hommes qu'un tribunal condamnerait, comment ils se prêtent au jeu sans effort apparent.
Sans effort, mais sans émotion. L'absence de culpabilité réelle transparaît à travers le verbe. Les phrases claquent, fouettent : « Ne bouge pas, dors, silence ou je cogne ! N'ôte pas ta chemise pour tenter de te pendre ! Tu veux chier ? Tiens, et n'en mets pas à côté, ou alors ce sera le bâton ! » A force de répéter les mêmes menaces pendant des années, les bourreaux semblent en avoir oublié le sens. De simples exécutants, se défendent-ils. Dans leur témoignage, nulle demande de pardon. Et pourtant, l'impossible dialogue, calme et digne, s'installe entre leurs victimes rescapées et eux. Premier à prendre la parole : Vann Nath, un peintre, survivant du génocide parce que ses toiles, exposées aujourd'hui sur les murs du musée, plaisaient. Il commente à l'écran ses œuvres, décrivant comment s'organisaient les dortoirs, avec ces dizaines de corps serrés les uns aux autres. Un médecin explique comment il suivit une formation de trois mois pour soigner les détenus seulement à coups de vitamine C et d'eau salée appliquée sur les blessures. Dans le seul but de leur redonner des forces en vue d'une nouvelle séance de torture. Soigner pour encore frapper. Les portraits des pensionnaires de S-21 s'alignent sur les murs. Et les témoins du film réfléchissent ensemble sur le sens des mots. « Détruire, ça signifie que rien ne doit rester. Même pour un animal, on dit tuer. »
Le documentaire explique comment cette prison et tous ceux qui y travaillaient étaient devenus des machines à tuer l'humanité. Le déni de l'individu en tant qu'être vivant, en lui ôtant tout repère, en programmant sa disparition. Tout le génocide se résume en une phrase : « Mieux vaut arrêter par erreur que de laisser l'ennemi nous ronger de l'intérieur. »
Moland Fengkov
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