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L'Empire des Sens / L'Empire de la Passion
Réalisés par Nagisa Oshima
En 1976, le film L’empire des sens apporte une reconnaissance internationale au cinéaste japonais Oshima Nagisa. Solide de cette réussite (encore à ce jour, L’empire des sens est demeuré son film le plus médiatisé), Oshima se lance en 1978 dans la réalisation de L’empire de la passion. Plus qu’une suite diégétique, thématique ou esthétique, L’empire de la passion est une suite commerciale. Oshima dira lui-même après la sortie du film : « N’est-il pas le sort d’un créateur que de répondre, dans une œuvre nouvelle, à la sympathie qui s’est précédemment manifestée à son égard ? »
Différents dans leurs factures, les deux films sont tous deux nés de faits divers véridiques et possèdent quelques points thématiques en commun (ne serait-ce que la constance « sexe et crime » présente dans la majeure partie de l’œuvre du cinéaste). Surtout, la relation qu’entretiennent les deux « Empires » avec le spectateur fonctionne de façon similaire (même si, dans l’ensemble, beaucoup plus simplement dans L’empire de la passion). Ce texte se penchera sur deux aspects de cette relation : l’importance du regard et l’affichage de l’artifice. Nous procéderons dans les deux cas en deux temps, commentant les films l’un à la suite de l’autre.
L’AFFICHAGE DE L'ARTIFICE
Le cinéma narratif classique tente de faire oublier son état de création. La fluidité du récit et la transparence de la mise en scène et du montage sont utilisées afin qu’il y ait absorption diégétique du spectateur. L’issue idéale de ce type de cinéma étant d’être perçu comme la (ou une) réalité.
Par des procédés différents, mais avec des intentions semblables, les deux « Empires » de Oshima laissent voir au spectateur leur état de création et lui offre la chance (qu’il saisira ou non) d’éviter l’absorption diégétique.
L’Empire des Sens
Dans L’empire des sens, les deux amants utilisent la sexualité et l’isolement comme échappatoire de la réalité. Cette réalité en est une bien précise dans le film : le Japon de 1936 (une voix over le confirme à la toute fin). Une seule scène présente le contexte social de cette réalité, une scène très importante et centrale à la compréhension du film : Kishi sort de chez le coiffeur et retourne chez lui, il croise en chemin un déploiement de soldats. Cette scène fait référence à un événement important de l’histoire du Japon, la mutinerie du 26 février 1936. « Le 26 février 1936, avant le jour, 1400 hommes de troupe des premier et troisième régiments d’infanterie, en tenue de combat, se déployèrent au centre de Tokyo sous la conduite de jeunes officiers » . Même si la mutinerie sera contrée, le fait qu’il y ait eu tentative de coup d’état aura d’importantes répercussions sur le Japon. À partir de ce moment, un contrôle militaire s’installe sur la nation. La scène montrant Kishi et les soldats survient alors que le récit de L’empire des sens tire à sa fin, alors que Sada et Kishi sont depuis un bon moment séparés de la réalité où défilent les soldats. La scène nous le montre bien : les soldats défilent avec, à leur gauche, la population qui les supporte et, à leur droite, Kishi, tout à fait seul et ne semblant pas réaliser ce qui se passe (ou, s’il le réalise, n’y accordant pas la moindre importance). Oshima démontre dans son film l’impossibilité (l’aspect nécessairement illusoire) d’une telle séparation ; un plan de la scène des soldats nous montre Kishi seul, écrasé contre un mur par les ombres des soldats (ils ne sont pas là, mais ils sont tout de même là).
L’artifice de l’échappatoire des amants (dans la sexualité et l’isolement) est mis en évidence par une habile liaison aux arts et au spectacle. Le sexe est associé dans le film au spectacle, ceci par des moyens assez simples, mais aussi par d’autres beaucoup plus complexes.
De façon simple, Oshima lie la sexualité à différents arts et à leur qualité de représentation (de faux). Rappelons-nous la scène où Sada joue du semisen en même temps qu’elle fait l’amour à Kishi ou celle, après le faux mariage (sur lequel nous reviendrons), où un homme danse devant les protagonistes de la cérémonie qui baisent tous ensemble. Les mouvements du danseur et la chanson qui l’accompagne sont dérivés de la tradition du bungaku et représentent en quelque sorte une variation de cette tradition (Turim, 1998).
De façon plus complexe, Oshima transforme les lieux où se déroule l’acte sexuel (les nombreux hôtels, la maison de Kishi) en espace scénique. Il s’agit d’espaces clôts qu’Oshima filme sous peu d’angles différents et où nous sommes constamment renvoyés à l’idée d’un public (il y a pratiquement toujours quelqu’un - geisha ou servante - qui assiste à l’acte sexuel en tant que spectateur). Les pans des kimonos deviennent, lorsqu’ils s’ouvrent, les rideaux d’un théâtre où débute une représentation.
La meilleure démonstration de la fausseté du fantasme dans lequel s’enferme Sada et Kishi se trouve dans la scène du faux mariage. Tout est joué dans cette scène, jusqu’à la fausse défloration de Sada qui joue la jeune mariée. Les geishas (leur maquillage étant déjà très près de celui d’actrices de théâtre) jouent les témoins de cette cérémonie-spectacle.
En affichant l’artifice, la fausseté de l’échappatoire de Sada et Kishi en liant sexe et spectacle (ceci par le renvoie à l’idée de représentation (semisen, bungaku) ; par la théâtralité du lieu ; la théâtralité du jeu (mariage) ; la présence d’un public), Oshima démontre qu’il est impossible pour les amants d’échapper totalement au contexte social (répressif) de leur époque. Leur isolement est plus près du fantasme que de la réalité, il est représentation imaginaire.
L’Empire de la Passion
Dans L’empire de la passion, le crime place les amants - Seki et Toyoji - dans une situation où ils doivent (contrairement à Sada et Kishi qui eux choisissent de le faire) échapper à la réalité sociale et à sa justice, personnifiée dans le film par le personnage de l’inspecteur. Cette réalité est celle du Japon de 1895 (identifiée par un titrage au début du film), soit une période d’entre-deux guerres. La guerre sino-japonaise venant de se terminer et la guerre russo-japonaise qui débute en 1904.
Au début du film, Toyoji et Seki assassinent Gisaburo, l’époux de celle-ci. Immédiatement après cet événement, le ton du film change et verse dans l’irréalité. Il y a d’abord cette ellipse de trois ans qui nous évite toute l’échappatoire illusoire des amants de L’empire des sens et nous amène en fait là où ce dernier se termine, au moment où le crime est commis et où la boucle se ressert sur les amants. Dans L’empire des sens, Oshima utilise l’incursion des arts et leur qualité de spectacle pour souligner cette irréalité dont relevait l’existence isolée du couple ; dans L’empire de la passion, il a recours au fantastique et à l’illogisme pour illustrer l’obsession qui tourmente les amants.
La plupart des scènes à partir du moment où le cadavre est dans le puits dérivent, comme dans L’empire des sens, de la matérialisation de l’inconscient des deux amants. Les agissements de Toyoji - il ne peut s’empêcher d’aller jeter des feuilles dans le puits où gît le cadavre de Gisurabo sans savoir pourquoi il le fait - illustrent bien que le crime qu’il a commit l’obsède. De son côté, Seki s’imagine que les gens du village commencent à rêver de Gisaburo et à voir son fantôme ; elle se convainc elle-même de l’existence de ce fantôme et commence à redouter qu’il ne dévoile leur crime. Le spectateur est donc à nouveau plongé dans l’univers fantasmé (même si le fantasme n’a ici rien d’agréable) des amants et les images qu’il peut considérer comme étant diégétiquement réelles sont peu nombreuses.
Quelques scènes du film reflètent l’irréalité dans laquelle baignent Seki et Toyoji. Rappelons-nous celle où, afin de changer le cadavre de place, ils descendent tous deux dans le puits et creusent dans les feuilles et la boue. Leurs efforts sont insensés : ils ne font que lancer les feuilles dans les airs sans aucune possibilité de les sortir du puits. Aussi, Seki se fait crever les yeux au fond du puits. Dans la scène suivante, elle est de retour chez elle, couverte de boue et elle informe Toyoji qu’elle est aveugle. Y a-t-il eu ellipse ? L’hypothèse est incohérente : même si Seki avait gardé le silence en revenant du puits, son handicap n’aurait pas pu échapper à Toyoji.
Oshima utilise l’apparition du fantôme et l’illogisme de certaines scènes (qui frisent l’onirisme) afin de laisser la chance au spectateur de percevoir l’artifice du récit narratif de L’empire de la passion. Encore, l’impossibilité pour les amants d’échapper à la réalité dans laquelle ils vivent sera mise en évidence, mais, à la différence de L’empire des sens, sans que l’échappatoire illusoire (que constitueraient les trois années de l’ellipse) ne soit présentée au spectateur.
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