Avec : Asia Argento, Jimmy Bennett, Peter Fonda, Marilyn Manson
Scénario : J.T. LeRoy
Titre Original : The Heart Is Deceitful Above All Things
Durée : 1:37
Pays : USA
Année : 2004
Site Officiel : Le Livre de Jérémie
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Depuis quand n'avait-on pas éprouvé une telle brûlure au cinéma ? Film " punk " Le Livre de Jérémie impose Asia Argento comme une réalisatrice accomplie, atypique, essentielle. Adaptée du roman de JT Leroy, icône underground auréolée de mystère, la fiction plonge jusqu'au vertige dans une Amérique poisseuse, entre fondamentalisme religieux et déchéance.
Le film relate une éducation " à l'envers ". Un gosse, confié à une famille adoptive, est rendu à une mère biologique instable. S'ensuit une vie nomade, entre aires d'autoroutes et chambres de motel. Ballotté de ville en ville par une génitrice toxicomane et prostituée, Jérémie quitte brutalement l'enfance pour explorer les Enfers. Il y fait l'apprentissage douloureux de la brutalité du monde. Sous les yeux effarés d'un spectateur éprouvé, le jeune héros se (dé)construit peu à peu. Confronté à une mère monstrueuse (terrifiante Asia Argento), l'adolescent passe de la rébellion à un amour équivoque. Peu à peu, il se façonne à l'image maternelle, (contre) modèle absolu, tout à la fois fascinant et abject, pousse le mimétisme jusqu'à devenir son sosie, son rival.
Ce récit d'initiation extrême est autobiographique. JT Leroy, scénariste de Elephant de Gus Van Sant, a tiré de son blog deux romans cultes. Travesti et prostitué, "reine des aires d'autoroute", le romancier a marché sur les traces d'une mère idolâtrée, autant que réprouvée.
Ce brûlot contre un pays étouffant de puritanisme a permis à Asia Argento, et selon ses dires, de " plonger son doigt dans la plaie pourrie de l'Amérique " (septembre 2004, Forum des Images, Paris). La réalisatrice orchestre avec rage la rencontre choc de deux Amérique : l'une ultra religieuse, rigoriste et hypocrite, et l'autre, celle des laissés pour compte, marginale et déstructurée. Entre ces deux polarités, un gouffre, une béance tragique, un abîme de souffrance : l'innocence perdue.
Ce second long métrage consacre la maturité d'une réalisatrice qui signe là une sorte " d'œuvre au noir ". Le film progresse de la lumière vers les ténèbres. Le noir envahit progressivement le cadre. Un tas de charbon, tout autant ludique que mortifère, amorce le processus endémique. Des cheveux jusqu'aux vêtements, la blondeur angélique disparaît au profit d'une folie dévorante qui consume les personnages de l'intérieur.
En prenant à bras le corps son sujet et en assumant le rôle de la mère indigne, Asia Argento se met en danger constamment. Elle entraîne dans son sillage une distribution idéale : de Marylin Manson, démaquillé et troublant, en passant par un Peter Fonda ambigu à souhait, Ornella Mutti, Winona Ryder ou bien encore John Robinson, le blondinet de Elephant. De son expérience d'actrice, Asia Argento a su tirer le meilleur parti : sa direction d'acteurs s'avère irréprochable.
Sur le fil du rasoir, le récit ne bascule cependant pas. Nulle complaisance malsaine, bien au contraire. La réalisatrice sauve son entreprise et ses personnages (pourtant très "chargés") par un regard empli de compassion et de pudeur douloureuse.
Tendu par une énergie de tous les instants, le film dynamite les repères habituels de la société : famille, éducation, religion. Punk, Le Livre de Jérémie l'est jusque dans son esthétique " sale " et parce qu'en dehors de l'implosion, aucune alternative ne s'offre à la fois au film et aux personnages, tout comme dans Out of the Blue (1980) de Dennis Hopper, une influence majeure revendiquée par la réalisatrice. Etonnant de voir comme Le Livre de Jérémie dialogue aussi intimement avec Tarnation de Johnattan Caouette, journal filmé fulgurant d'un jeune homme qui s'est construit par et contre la figure maternelle.
Véritable " soleil noir ", le film d'Asia Argento brûle les consciences, calcine la chair âcre de la morale pour ne laisser que des cendres.