Avec : Alex Frost, John Robinson, Elias McConnell, Eric Deulen
Scénario : Gus Van Sant
Titre Original : Elephant
Durée : 1:21
Pays : USA
Année : 2003
Prix : Palme d'Or - Cannes 2003
|
|
Qu'on se le dise, l'implacable fiction signée par Gus Van Sant, s'inspirant librement de la tragédie de Colombine, s'impose comme un chef d'œuvre de mise en scène !
Entre 1997 et 1999, les Etats-Unis ont connu pas moins de huit fusillades meurtrières perpétrées dans des établissements scolaires, dont le tristement célèbre lycée de Colombine. Ce carnage, des plus traumatisants pour l'Amérique, a mis le pays face à sa jeunesse en mal de repères.
Là où Michael Moore optait pour l'investigation dans Bowling for Colombine, accumulant les preuves au service d'une démonstration cinglante sur la responsabilité des médias dans la névrose sécuritaire qui anime ses concitoyens, Van Sant, à l'inverse, impose l'originalité d'une approche entièrement mentalisée. Tout est affaire de regard(s) dans son film.
Le réalisateur s'attache à décrire une journée ordinaire de la vie d'une high school, avant que tout ne bascule violemment : les lycéens traînent dans les couloirs et leur emploi du temps se partage entre les cours ennuyeux, les groupes de discussion (la « Gay Straight Alliance »), les potins divers et les matchs de football.
Van Sant prend le temps d'installer son dispositif. Cependant, son objectif n'est pas de clore son film par un « climax » la tuerie au demeurant filmée de façon très distanciée. Cette morale du regard est le fruit d'une réelle réflexion quant à la mise en scène. En effet, la pudeur est de mise. L'horreur est reléguée hors champ. La présence des assassins se manifeste, par exemple, par le bruit d'un fusil qu'on arme. Van Sant ne filme jamais les tueurs descendant à bout portant leurs victimes, préférant resserrer le cadre, voire éloigner la caméra. A quoi bon filmer l'intégralité de ces scènes dont le spectateur connaît l'issue tragique ?
Le point de vue se démultiplie à l'infini, réparti entre une pléthore de personnages qui entraîne la caméra dans leur sillage. Van Sant recourt à de longs et majestueux travellings pour suivre les lycéens dans les interminables et impersonnels couloirs. Ces plans sont éminemment anxiogènes. On a l'impression que les lycéens sont traqués et que le danger se rapproche. La mort, inexorable, leur colle d'ores et déjà aux basques.
Ainsi, les événements de cette ordinaire et tragique journée sont donnés à voir sous différents angles et parfois à plusieurs reprises, en fonction des témoins de la scène.
Cet espace filmique inventif n'est pas sans évoquer l'univers du jeu vidéo, auquel il est fait référence, sans pour autant être désigné comme responsable de l'acte de folie des deux jeunes garçons. Van Sant évite l'écueil du déterminisme et ne fait qu'effleurer les causes possibles du massacre : la dislocation de la cellule familiale, une idéologie fascisante mal digérée, la vente libre des armes…
Concernant Alex, l'un des auteurs du massacre, Van Sant use de la focalisation interne et donne à entendre le tumulte qui gronde sous son crâne, alors qu'il élabore son plan meurtrier.
Dire de la bande son qu'elle est élaborée tient de l'euphémisme ! D'une rare maîtrise, elle relève de la musique concrète, comme souvent chez Van Sant, et se décline sous la forme de distorsions, de grondements sourds, de stridences qui s'amplifient jusqu'à l'effroi pour s'évanouir subitement. Et parfois, le silence est plus effrayant encore que la clameur… Le chaos et la peur naissent de cette somptueuse conception sonore.
« Je n'ai jamais vu de jour aussi immonde et aussi beau » dit Alex froidement, sachant l'heure de sa mort, qu'il a pris soin de planifier, proche.
Van Sant n'a pas son égal pour filmer les jeunes. Tous ses films s'y réfèrent (exception faîte de l'expérimental Psycho), de Mala Noche à Finding Forrester, en passant par Gerry. Van Sant donne voix et corps à cette population qui vit en marge du rêve américain. Les acteurs qu'il a choisis sont tout simplement époustouflants de naturel ! Ils tiennent à l'écran leur propre rôle et improvisent la quasi-totalité des scènes.
Cette nouvelle variation sur le massacre de Colombine ne nous enseigne qu'une chose : le mal ravage de l'intérieur nos sociétés modernes. La jeunesse, promesse d'avenir, est la première à en pâtir.