Henri Verneuil
L'époque Fernandel
Un dossier de Laurent Ziliani
La première partie de sa vie de cinéaste s'ouvre auprès d'une pléiade de seconds rôles qui appartiennent au cinéma des années 30 à 50, comme Louis Seigner, Gabriel Gobin, Ardisson, André Dalibert, Marcel Rouzé, Andrex, Charles Bouillaud, Leda Gloria, etc. dans des « films de Fernandel » ou des « films de Gabin ».
De la collaboration avec Fernandel, entre 1952 et 1959, sept long-métrages verront le jour.
Son premier court-métrage, La Table aux Crevés (1951), n'a pourtant rien d'exceptionnel. Dans un village de Provence, un jour, en rentrant chez lui, Urbain Coindet (Fernandel) retrouve sa femme, envers qui il n'avait plus de sentiments, pendue. D'aucuns prétendent qu'Urbain l'a assassinée. Le temps passe, et Urbain trouve l'amour en la personne de Jeanne. Mais Urbain devient d'autant plus indésirable qu'il semble avoir donné aux gendarmes le frère de Jeanne, coupable de trafic. A sa sortie de prison, ce dernier crie vengeance.
Pour son premier film, Verneuil transpose le célèbre livre de Marcel Aymé, prix Renaudot en 1929, à un village de Provence. Il parvient toutefois à en préserver un certain esprit de « querelles de village », mais le film ne décolle jamais vraiment. Fernandel est égal à lui-même, excellent, mais envahissant et cabotin.
L'année suivante, après avoir adapté Le Fruit Défendu de Simenon (1952), qui donne à Fernandel un rôle plus sérieux, Henri Verneuil réalise le Boulanger de Valorgue (1952), sorte de pagnolade un peu fade. A Valorgue, un village provençal, Justin Hébrard (Francis Linel), le fils de Félicien, le boulanger du village (Fernandel), se prépare à partir au service militaire. La nuit de son départ, il engrosse Françoise (Pierrette Bruno), la fille de l'épicière. Pierrette s'arrondit, mais Félicien refuse de croire que son fils est responsable. Une vraie guerre scinde le village en deux clans : les partisans de Félicien et les « épiciéristes » ceux de Françoise.
D'un sujet drôle mais classique, la critique féroce de la vie villageoise d'après-guerre, Verneuil ne parvient pas à faire une savoureuse comédie. En dépit de la musique de Nino Rota, et bien que les dialogues de Jean Manse ne déparent pas -- il y a même quelques traits acides, un des villageois déclarant par exemple « Je n'ai pas capitulé en 40 : mon bureau est resté ouvert » tout comme des allusions au marché noir -- la trame reste trop classique, et plus que jamais, Fernandel en fait des tonnes.
Film après film, Verneuil décroche des budgets de plus en plus importants. Son film suivant, L'Ennemi public n°1 (1953), est un hommage au screwball à l'américaine. A New York, à l'époque de la prohibition, Joe Calvet est un démonstrateur particulièrement timide et myope. Il ne peut pas voir à plus de vingt centimètres sans ses lunettes, et n'a presque aucune personnalité. Parce qu'il échange malencontreusement son imperméable avec celui d'un redoutable criminel, la police l'appréhende et il est jeté en prison. A la faveur de nombreux quiproquos, il réussit toutefois à fausser compagnie aux gardiens et rejoint la bande de malfrats qui le prennent pour leur chef.
Comme on peut aisément le deviner à travers ce petit résumé, le scénario de Max Favalelli manque d'originalité.
La présence de Sza Sza Gabor, de Saturnin Fabre ou de Louis Seigner, mais surtout de Fernandel rendent la farce agréable à voir, bien qu'elle n'échappe à aucun moment aux clichés.
En 1954, Le Mouton à Cinq pattes lance Verneuil dans la course à l'Oscar du meilleur film étranger. Il n'obtiendra pas la fameuse statuette, mais c'est un signe que Verneuil, qui a maintenant 34 ans, maîtrise parfaitement le langage cinématographique. Le rythme est énergique, les acteurs excellents. Dans Le Mouton à Cinq Pattes, Fernandel, au sommet de sa forme, interprète six rôles, à la manière d'un Alec Guiness ou d'un Peter Sellers.
Dans un petit village, des quintuplés sont nés. Après leur enfance sans histoire, la vie les a séparés. Ils ont maintenant quarante ans. L'un est directeur d'un institut de beauté, l'autre est devenu un laveur de carreaux hypocondriaque, le troisième s'occupe du courrier du cœur dans un magazine, un autre est marin, et le dernier est aujourd'hui curé. Le maire a l'idée de les réunir à nouveau.
Le film est bâti en sketches, chaque sketch étant formé d'une rencontre avec l'un des frères : les deux sketches les plus mémorables sont sans aucun doute celui d'Etienne, vieux marin (avec la fameuse scène du pari sur la mouche) ; et le clin d'œil parodique et hilarant fait à travers le personnage de Charles, un curé qui souffre de ressembler par trop à Don Camillo (Le Mouton à Cinq pattes se situe chronologiquement entre Le Retour de Don Camillo et La grande bagarre de Don Camillo, deux succès publics considérables).
La sixième collaboration Verneuil / Fernandel verra le jour avec Le Grand Chef (1958), où Fernandel partage la vedette avec Gino Cervi, comme dans Don Camillo. Antoine (Fernandel) et Paolo (Gino Cervi) espèrent devenir riches en capturant l'enfant d'un industriel et en réclamant une rançon. Mais l'enfant (Papouf) s'avère être une espèce d'Abdallah (dans Tintin), un enfant insupportable qui va rapidement entamer le moral et la santé de nos deux ravisseurs. Le scénario du film, signé Troyat, s'essouffle, et très vite, ce n'est plus qu'une farce sans prétention pour les enfants.
Et puis en 1959, c'est le très célèbre La vache et le prisonnier, leur dernière collaboration, la plus aboutie, et l'un des derniers grands films de Fernandel. De nombreuses rediffusions à la télévision n'ont pas su banaliser une trame de qualité.
Qui ne connaît pas encore La Vache et le Prisonnier ? Bailly (Fernandel) est prisonnier de guerre en Allemagne. Il y travaille dans une ferme. La vie n'est pas trop dure pour lui, pourtant le pays lui manque. Il décide de s'évader, et il a pour cela une idée pour le moins originale. Bailly s'évadera à pied, en uniforme de prisonnier de guerre, avec une vache. Ainsi, nul ne pourra s'imaginer qu'il prend la clé des champs. Bailly part sur les routes, et son idée paraît fonctionner à merveille.
Un peu à la manière de la « La lettre volée » de Poe, le principe selon lequel le meilleur moyen de dissimuler quelque chose ou quelqu'un est de l'exposer aux yeux de tous fonctionne à merveille pour Bailly. Les scénaristes ont de la sorte disséminé des histoires authentiques et simples au fil de l'intrigue. Le tour de force de Verneuil est de faire de la vache Marguerite un vrai personnage. Lorsqu'il est temps pour Bailly de l'abandonner, une vraie émotion le saisit, que nous partageons.
Fernandel donne une de ses meilleures performances, sa démarche voûtée et ses appréhensions d'homme ordinaire sont irrésistiblement attachantes.
Après 1959, Fernandel et Verneuil ne retravailleront plus ensemble. Verneuil a pris d'autres voies, délaissant la comédie, et Fernandel, sur le déclin, se fait vieux.
D'une longue collaboration avec Fernandel, Verneuil, de son propre aveu, aura appris avant tout à ne pas se laisser dévorer par un acteur qui peut être despotique. Fernandel lui a offert sa confiance et sa protection, et lui a apporté ainsi succès et popularité.
Car ces premières années ont aussi été pour Verneuil l'occasion de se faire connaître de la profession comme du grand public, et en conséquence obtenir la confiance des producteurs.
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