critique de Inland Empire
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Mulholland drive, succès public et unanimité critique en France, l'avait propulsé au firmament des auteurs absolus du 7ème art, sans lesquels le cinéma ne saurait encore exister sur un mode tout à la fois culte et populaire, sacré et profane. Avec son dernier film, David Lynch s'est désormais tout à fait affranchi des financements hollywoodiens et, par la même occasion, de toutes ces misères philistines qui empêchent un artiste de s'accomplir : scénario, lisibilité, transparence du raccord, tout est bon à jeter, d'autant plus que les Français le produisent désormais (le Studio Canal), et que c'est une chose connue, la France est le pays de l'exception culturelle. A voir le résultat, on devine maintenant tout ce que ce mot renferme de snobisme rance et d'idolâtrie congelée. Car après deux heures cinquante d'un circuit d'images serrées, étouffantes, parfois inventives et brillantes mais le plus souvent franchement plates, on ne peut que constater le ratage entier du projet, tout entier absorbé par les signes auteuristes qu'il renvoie sans jamais pouvoir exister en tant que film, c'est à dire en tant que voyage (trip). D'évidence, le spectateur récalcitrant est confronté au hold-up critique du cinéaste. Faire la fine bouche, c'est renâcler devant une fiction déconstruite, métamachinchose, à la signification fuyante et perpétuellement déportée, c'est-à-dire se ringardiser face à un objet entièrement façonné pour faire tourner, comme des derviches cinglés, tous les concepts deleuziens ayant cours aujourd'hui. Narration rhizomatique, déploiement carabiné de mondes réel et virtuel, invention schizophrénique de multiplicités, Lynch n'y va pas de main morte qui embarque son héroïne dans un interminable chemin de croix labyrinthique, ouvrant les portes d'un nouveau monde toutes les cinq minutes sans jamais rien fermer derrière lui, ce qui est le propre des distraits ou des malpolis. Certainement que le cinéaste s'en moque, tout heureux de laisser proliférer les signes de son univers d'artiste. Et les voilà tous bien au rendez-vous, dans un film qui voudrait faire œuvre syncrétique. Femme clivée, personnification du mal, coexistence de mondes faisant écho les uns aux autres, profondeur abyssale de la psyché féminine et redéploiement de l'axe temporel au gré des durées vécues : rien de nouveau sous le soleil du cinéaste. Mais le liant a disparu, ne reste que les grumeaux. Or le liant, c'est la forme du cinéma, son actualisation, ce qui fait qu'il s'est un jour arraché à sa matière foraine, là où Lynch voudrait justement le rabattre, la touche culturelle et avant-gardiste en plus. Dix ans auparavant, il avait réalisé ce qui reste à ce jour son film-somme, et la synthèse accomplie de ses obsessions d'auteur. Avec Lost Highway, les éléments jusqu'ici métaphoriques de son univers se montraient littéralement à notre regard, enchâssés dans un récit énigmatique mais tenu d'une seule main. Les personnages se dédoublaient au fil d'une narration dont chaque moment possédait son envers, sur le modèle d'un ruban de Moebius. Dans ce parcours, on comprenait qu'un morceau d'espace-temps vibrait de sa propre doublure, et qu'une image racontait un monde en évoquant un autre possible. La matière trouvait sa forme, dans une circularité esthétique et temporelle dont on a probablement mal mesuré l'ampleur dans l'œuvre du cinéaste. Lynch était au cœur de son cinéma, c'est-à-dire, rappelons-le maintenant, au cœur du cinéma : des obsessions visuelles voyageaient, main dans la main avec nous, en position de passager. Avec Inland Empire, le cinéaste a quitté la route pour s'installer dans un territoire, le sien, où il se repose, en mode automatique. Car il faut être bien naïf pour croire qu'un changement de décor (la Pologne d'un Polanski première manière) et de support (la DV des gueux) ait pu suffire à transformer son cinéma. Sur l'image, rien ne change, si ce n'est la présence d'une lumière parfois violemment contrastée, digne d'un touriste en goguette à Saint-Louis du Sénégal. Le reste (courtes focales déformantes, netteté sur tous les plans, noirceur des arrières-plans…) n'est pas neuf, et pouvait être travaillé avec n'importe quel autre support. Lynch semble donc vouloir sortir son film, et sortir de son propre univers, par de simples artifices. De là, ce sentiment d'un surplace exténuant. Passée la première heure où se noue une intrigue d'adultère dans une mise en miroir du réel et de son envers fictionnel, le cinéaste se perd et copie-colle sur sa table de montage un bout à bout de courts-métrages collectés au long de ces dernières années. Reste alors une heure trente à affronter de ce maelström d'images où se multiplient les pistes de lecture dont certaines ne sont pas même reprises. Bien sûr, la patte du cinéaste est toujours là, dans la fulgurance de certaines scènes qui rappellent à quel point il sait filmer la terreur et rendre l'âme tragique d'un lieu. Une seule scène sur Hollywood Boulevard suffit à invalider des centaines de kilomètres de pellicule tournés par ses contemporains dans le même décor. Mais c'est une jeu de dupes que de demander au spectateur d'aimer ce film et d'en traquer le sens pour quelques séquences magnifiques. Une fois cette invitation refusée, on ne peut que constater l'impasse créative dans laquelle Lynch s'est enfermée, ressassant ses figures habituelles faute d'avoir su trouver la couture narrative. Au regard de l'œuvre entière, Inland Empire n'est donc même plus un film de potache, mais un simple film de tricheur. Pour le cinéaste, comme pour ses spectateurs, ne reste plus alors qu'à renverser les tables. Critique 2 Visuellement à la traîne de la scène artistique contemporaine mais gardant dix pieds d'avance sur une théorisation exigeante du cinéma, David Lynch s'offre sur grand écran une promenade hallucinatoire de près de trois heures dans son "Empire Intérieur" en boucle et met Hollywood face à ses responsabilités. Il n'est pas aisé de pousser les portes de l'univers lynchéen. Il est même parfois déconcertant de pénétrer dans ses couloirs obscurs : on s'y perd forcément à vouloir y chercher un sens, et ce n'est pas une flèche tracée à la craie sur la porte d'un studio qui permettra de s'échapper du labyrinthe. A première vue, Inland Empire suit (difficilement) les circonvolutions d'une actrice hollywoodienne (Laura Dern, schizophrène et déconstruite, hante le film plus qu'elle ne l'habite) dans le scénario confus d'un réalisateur mégalomane (Jeremy Irons, canines en avant, insiste dès la première scène : "This could be IT", cela pourrait être LE film) et dans une vie cadenassée dont les limites infranchissables sont autant de portes à ouvrir pour passer de l'autre côté du miroir. Mais les frontières du réel et de la fiction sont chez Lynch poreuses, on le savait : ancrer ce nouvel opus dans le milieu du cinéma donne au réalisateur la possibilité sadique de noyer le spectateur d'un degré supplémentaire -et l'on boira la tasse à pleines gorgées asphyxiantes au fur et à mesure que la conscience (de l'actrice comme du spectateur) se dissoudra dans l'incompréhension. Ce n'est pourtant pas de cela qu'il est question ici : se perdre ou ne pas se perdre, telle n'est pas la question posée par le réalisateur. Le pivot du scénario, comme le basculement dans la folie visuelle du film qui démarrait par une narration presque trop classique, repose sur une révélation : le scénario prétendu original du film que s'apprête à tourner Irons s'avère être le remake d'un projet avorté pour cause de décès des acteurs originaux, et c'est avec déception et amertume qu'acteurs et réalisateur vont devoir en accepter la nouvelle -et la malédiction inhérente. Parce que "toute ACTION a des conséquences" (phrase répétée de bout en bout par le mari intransigeant de Laura Dern) et que l'on ne saurait oublier que toute entrée en cinéma (c'est-à-dire : sur la pellicule) est avancée par ce vocable directif (à la phonétique approximative : Axx°N -lettres tracées à la craie sur la porte du studio), le FILM est un engagement (à l'image du mariage) : à la fois terriblement conservateur dans sa morale et éminemment exigent dans son art, David Lynch se pose alors en dénonciateur de l'adultère hollywoodienne qui oublie sans scrupules les stars du passé (disparition des personnages dans les scènes polonaises, "Je ne vous vois pas mais je vous entends", entend-on dire) pour les remplacer par des avatars apathiques, perdus dans les rôles que d'autres avaient déjà tenus et dont le souvenir rôde, fantomatique, derrière les portes des cabines de projection -et des cabinets de psychanalystes. Il faut ouvrir les yeux sur le cinéma, de sa transposition "remakée" (première symbolique de l'écran de cinéma sur l'écran de cinéma) à sa transmission de support en support (seconde symbolique de l'écran de cinéma vu à travers le regard embué, donc ému -mais à quel titre?- d'une spectatrice de télévision) : Lynch ne se contente pas de dénoncer l'industrie du cinéma et son merchandising sans fin, au détriment d'une vision intérieure de l'artiste et de la perte dommageable d'un Inland Empire riche et unique, mais de même qu'il s'est affranchi d'Hollywood, Laura Dern (muse et égérie) s'affranchira elle-même du film qu'elle est en train de jouer pour rejoindre dans un final époustouflant les icônes inoubliables de l'empire lynchéen -du Cinéma donc, avec un grand C. Il faudrait pouvoir revenir encore sur les multiples lectures de cet Inland Empire monstrueux, autophage, prétentieux et dérisoire à la fois : s'amuser de ses facilités (de tournage, de mise en scène, de procédé), se moquer de la distance que Lynch, cinquantenaire passé, ne rattrapera pas, fidèle à sa génération, alourdi par elle, volontairement ou non, cela est égal, se prendre à ses facéties (la chorégraphie 70's des neufs femmes, à la fois muses de l'artiste et épouses d'un Barbe-Bleue cinéaste qui les a remisées au placard une fois leur rôle terminé), se régaler de ses clins d'œil égocentriques et somptueux (les scènes d'intérieurs aux reflets dorés résonnent des échos futuristes d'un Dune sous-estimé à tort), il faudrait en rire, comme au théâtre, quand les hommes sont des moutons de Panurge et que les mots ne veulent plus rien dire. En pleurer peut-être… et suivre le Lapin Blanc?
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